Le Journal de Michel Perdrial

Le Journal de Michel Perdrial




Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

5 novembre 2018


Romain, jeune homosexuel rouennais, a été victime d’un traquenard dans la nuit du vingt-quatre au vingt-cinq octobre. Ayant sympathisé avec deux fêtards à La Bohème, il les a suivis au Kristol puis, sur leur proposition de finir la nuit chez un de leurs amis, est monté dans leur voiture. Le cauchemar a commencé. Insulté, battu, séquestré, il n’a réussi à fuir qu’au matin en se réfugiant dans le Crédit Agricole de la place Saint-Marc où ses tortionnaires voulaient qu’il retire mil cinq cents euros.
Son témoignage a paru sur Gayviking, photos terrifiantes à l’appui, puis a fait le tour des réseaux sociaux. En conséquence, un rassemblement contre l’homophobie a lieu ce samedi trois novembre à quatorze heures sur le pont Corneille, au bout de l’île Lacroix, où j’arrive un peu avant quatorze heures.
Nous sommes bientôt assez nombreux pour bloquer la circulation des bus mais pas les cinq mille espérés par les organisations à l’origine du rassemblement. Des élu(e)s sont présents, communistes, écologistes, socialistes (dont Yvon Robert, Maire) et centristes (dont Damien Adam, Député). La télévision régionale filme, ainsi que celle d’information continue qui a déjà bien relayé l’histoire.
Des membres des organisations prennent la parole sur la plateforme d’un camion de location. L’un d’eux lit un message de Romain dans lequel celui-ci remercie les présents, ceux qui l’ont pris en charge après son agression, notamment son ami Officier de Police qui est venu le récupérer au Crédit Agricole, l’a emmené aux Urgences puis aidé à porter plainte, et ceux qui lui ont envoyé des messages de sympathie (de Nicolas Sirkis, chanteur d’Indochine, à Emmanuel Macron, Président de la République). Dans les autres discours, il est question de plus jamais ça. On peut toujours rêver.
-Est-ce que vous êtes partants pour faire une chaîne qui reliera la rive droite avec la rive gauche ? demande la dernière intervenante.
Là c’est trop pour moi. Fuyant l’angélisme, je croise l’une que je connais.
-Je suis partant, lui dis-je. Pour ne pas faire la chaîne.
-Ça ne m’étonne pas, me dit-elle.
                                                                *
Déjà il ne faudrait plus que, dès qu’ils pensent se faire avoir, les humains se plaignent de se faire sodomiser. Dernière illustration : les Gilets Jaunes, cette nouvelle variété de Bonnets Rouges, qui manifestent contre les taxes sur l’essence et le diesel en brandissant des carottes pour dénoncer Macron qui la leur met profond. On n’est pas des pédés quand même.
 

3 novembre 2018


Sorti du Musée de l’Orangerie, j’entre dans le Jardin des Tuileries et en sors par la porte de Castiglione avec en perspective la colonne Vendôme. Avant d’arriver sur la place des rupins, je tourne à droite dans la rue du Mont-Thabor et entre à midi pile, ce mercredi, au Petit Bar, gargote que j’ai connue grâce à un article du Parisien. Le couple qui le tient, fort âgé, y travaille depuis cinquante ans.
Comme l’indique son nom, c’est petit. Des habitués mangent sur le comptoir. Une famille espagnole occupe la plus grande table. Derrière moi sont deux collègues des deux sexes. J’ai l’autre table pour deux avec vue sur la rue. L’unique plat du jour est basique : stèque frites.
-Voulez-vous une entrée ? me demande l’un des deux serveurs, lesquels, jeunes quinquagénaires, sont les enfants du couple. On a des tomates du jardin.
Je me laisse tenter. Elles sont bien bonnes et viennent de l’Allier. « Demain on ferme jusqu’à lundi, entends-je, il est tombé vingt centimètres de neige chez nous et on nous a signalé des branches cassées, il faut qu’on aille déblayer ça. »
Le stèque est présenté en fines lamelles (une ruse auvergnate pour diminuer la quantité, me dis-je) et les frites sont bonnes, même si elles ne valent pas les rouennaises de La Tonne. J’accompagne ça d’un quart de côtes-du-rhône.
-Voulez-vous un dessert ? me demande le vieux patron, quatre-vingt-sept ans, un peu de surdité et l’accent du pays. Je choisis la tarte aux fraises faite par sa femme qui a à peu près le même âge.
Au moment de payer, je découvre qu’ici point de menu ni de formule. On mange populaire mais à la carte. Et le quart de côtes-du-rhône frôle les sept euros. Je m’en tire avec une addition de vingt-sept euros quatre-vingt-dix. Elle m’oblige à courir à la tirette la plus proche, rue Saint-Honoré, car on ne prend pas la carte.
Après ce repas rustique à ambiance provinciale et familiale, je passe par les clinquantes place Vendôme et rue de la Paix, où cependant les pauvres sont présents. Devant le Park Hyatt Paris-Vendôme, dont la porte principale est bloquée, se tiennent des femmes de ménage soutenues par la Cégété, lesquelles sont en grève depuis le vingt-cinq septembre. Ce sont des employées de la sous-traitance qui veulent leur intégration dans le personnel du palace et aussi un meilleur salaire.
Il est facile de deviner la couleur de peau de ces femmes. La sono diffuse de la musique de là-bas. Dans les boutiques de luxe d’à côté la vie commerçante va comme toujours, sous la surveillance de vigiles de la même couleur. Arrivé devant l’Opéra, je prends le métro Trois.
Je sors à Ledru-Rollin et chez Book-Off constate que de bons livres à un euro m’attendaient : Mémoires de l’ombre de Marcel Béalu (Phébus), Correspondance Fante/Mencken (Christian Bourgois), Le Journal poétique de Sissi d’Elisabeth, Impératrice d’Autriche (Le Félin Arte Editions), Les gisants de Jacques Drillon (Le Promeneur), et un autre à cinq euros : Ecrits et correspondances de Franz Marc (Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts).
Un métro Trois me ramène à Opéra d’où je vais explorer l’autre Book-Off avec beaucoup moins de succès. Je n’achète à un euro que Le Siège de l’âme (Eloge de la sodomie) de Claude Guillon (Zulma), trouvé au rayon Philosophie. A l’étage, je discute un court moment avec le vieux bouquiniste qui me dit aller un peu mieux mais sait-on jamais, soixante-dix ans quand même.
C’est en buvant un café verre d’eau à La Ville d’Argentan, établissement cher à l’un de mes fidèles lecteurs, ai-je récemment appris, où il a des souvenirs de jeunesse, que j’attends l’heure de mon train de retour à Rouen.
Pour la dernière fois je composte mon billet. Désormais la Senecefe ne vend que des e-billets, nominatifs et non cessibles. Les miens seront en carton, imprimés en gare à l’automate.
                                                                   *
Ma boîte de sardines n’en est pas une, constaté-je à l’arrivée. Elle contient des aubergines cuisinées à la provençale avec de l’huile d’olive vierge extra. « Le meilleur repas est celui que l’on partage », prétend la maison Cassegrain.
 

2 novembre 2018


Ce mercredi, à l’arrivée dans la capitale du train parti à sept heures cinquante-six, j’attrape machinalement la boîte de sardines qu’une fille distribue à la sortie de Saint-Lazare, la mets dans ma poche et me dirige vers l’église de la Madeleine. Je contourne l’édifice puis longe le Jardin des Tuileries jusqu’au Musée de l’Orangerie qui a la bonne idée d’être ouvert dès neuf heures.
Je pose mon sac dans la boîte qui passe au détecteur de métaux puis m’engage sous le portique et fais sonner l’alarme. La responsable est dans ma poche, qu’un peu penaud je montre au vigile qui s’est précipité. Après m’être débarrassé de tout ça au vestiaire, je paie les neuf euros demandés. Je suis là pour découvrir l’exposition temporaire  Les contes cruels de Paula Rego.
Paula Rego est une artiste portugaise et britannique, née en mil neuf cent trente-cinq, dont j’ignorais jusqu’au nom. Son univers mental, où se côtoient James Ensor et Lucian Freud, Dante illustré par Gustave Doré, Peter Pan et Pinocchio, Daumier et Granville, les Bonnes de Jean Genet, la Comtesse de Ségur et Charlotte Brontë, a tout pour me séduire. Ses toiles, tout à la fois naturalistes et surréalistes, sont dès les premières, celles de la série « Filles et chien », sulfureuses et malsaines, et rien de ce qui est malsain ne m’est indifférent. Bizarrement (ou non), les cartels explicatifs cherchent à minorer cet aspect, considérant certaines des scènes louches comme des évocations allégoriques de la maladie puis de la mort du mari de la peintre, l’artiste Victor Willing. Je suis pour ma part d’accord avec ce qu’écrit Philippe Dagen dans Le Monde « l’art de Paula Rego est profondément scandaleux, chargé de sous-entendus sexuels, irrespectueux de toute décence, crûment satirique et susceptible de susciter dans l’esprit du spectateur de très mauvais rêves. »
Il y a longtemps qu’une exposition ne m’avait autant intéressé. Je m’attarde devant La famille (et son homme pantin censé être le mari malade), La fille du policier (elle lui cire la botte en compagnie d’un chat balthusien), Gepetto lavant Pinocchio (son modèle est Ron Mueck gendre de la peintre et le Pinocchio l’une des premières sculptures dudit, laquelle figure dans l’exposition face à ce tableau et à un autre tout aussi suspect La fée bleue qui chuchote à l’oreille de Pinocchio), enfin Le chef-d’œuvre inconnu inspiré de la nouvelle de Balzac (le peintre est une femme et le modèle un homme dominé, plaqué contre la toile). « Le féminisme de Paulo Rego est viscéral et nuancé », est-il écrit sur le mur.
Il est très agréable de parcourir les salles souterraines de cette exposition. Elles sont peu fréquentées à cette heure matinale et surtout par un public jeune en majorité féminin. Il y a davantage de monde dans les salles de la collection permanente que je vais revoir ensuite et où j’élis La nièce du peintre d’André Derain, et encore plus au rez-de-chaussée où sont exposés dans les deux vastes salles ovales Les nymphéas de Claude Monet. Il est d’usage de se faire photographier devant, surtout si l’on est une fille.
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« Mes sujets favoris sont les jeux de pouvoir et les hiérarchies. Je veux toujours tout changer, chambouler l’ordre établi, remplacer les héroïnes et les idiots ». (Paula Rego)
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"Etre une femme-chien ne signifie pas nécessairement être opprimée, cela n’a pas grand-chose à voir. Dans ces tableaux, chaque femme-chien n’est pas opprimée mais puissante. C’est bien d’être bestiale. » (Paula Rego)
 

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