Le Journal de Michel Perdrial

Le Journal de Michel Perdrial




Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

8 janvier 2019


La lecture de Michel de Montaigne, la biographie qu’écrivit Madeleine Lazard et que publièrent les Editions Fayard en mil neuf cent quatre-vingt-douze, me ramène brutalement à l’actualité :
Au cours de l’été 1548, alors que prenait fin le cycle de ses études ès arts, survint un évènement dramatique dont Montaigne adolescent devait garder une impression profonde et durable. Dès le mois de juin, les paysans s’étaient révoltés en Aunis, en Saintonge, en Angoumois et en Guyenne, et massacraient les « gabeleurs », officiers royaux chargés du contrôle et de la perception de l’impôt sur le sel. La sédition s’étendit à Bordeaux. (…) La révolte n’oppose pas le menu peuple seul aux autorités officielles, mais les habitants de la province au pouvoir central. (…)
Le 12 août, près de dix-sept mille hommes avaient pris Saintes, ouvert les prisons au son du tocsin, pillé et torturé, exigeant la suppression de la gabelle et le renvoi des gens d’armes. Bordeaux ouvrit ses portes aux émeutiers. Affolé, Tristan de Moneins, lieutenant général et gouverneur de la ville par procuration en l’absence du roi de Navarre, (…) se hasarde à sortir pour parlementer. Les séditieux l’assassinent, avec une vingtaine de gabeleurs, dans la rue des Ayres. Maîtres de Bordeaux pendant vingt-quatre heures, ils arborent même l’étendard anglais. L’émeute sévit dans la ville et dans les faubourgs du 17 au 22 août. (…)
Montaigne assista en personne au meurtre de Moneins. (…)
La précision de sa description est-elle due à l’émotion violente laissée dans son souvenir par ce drame ? Son oncle Bussaguet, son beau-père et le grand-père de La Chassaigne (qui avait failli y perdre la vie), durent en discuter souvent par la suite, il est vrai. (…)
Montaigne s’est borné à faire allusion à l’insurrection. Il n’a point parlé de la répression qui s’ensuivit, deux mois plus tard. (…)  Des nobles furent décapités, cent vingt bourgeois furent suppliciés et périrent brûlés vifs, écartelés, sur la roue ou par le pal. Des manants, attachés dix par dix par le milieu du corps, eurent les membres rompus à coups de barre de fer, et l’on brûla leurs troncs avant de les jeter dans le fleuve.
De cela on peut conclure qu’en matière de rébellion et de maintien de l’ordre on est vraiment modéré aujourd’hui, et que ce n’est peut-être pas par hasard si la ville de Bordeaux est à ce point touchée par le mouvement actuel au point d’être qualifiée de capitale des Gilets Jaunes.
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Il me plaît de constater que dans le domaine de la répression, la hiérarchie sociale fut respectée : décapitation pour les nobles, supplices divers pour les bourgeois et massacre groupé pour la populace.
 

7 janvier 2019


Je n’ignore pas en sortant vers neuf heures qu’on en est au huitième samedi. Cette fois les Jaunes, selon les informations de la Police, doivent venir de toute la Seine-Maritime, de l’Eure, du Calvados, de la Manche, des Yvelines et du Pas de Calais C’est à Rouen que ça pète, c’est là qu’il faut être. La bannière appelant à l’évènement sur Effe Bé montre la photo d’une barricade de samedi dernier avec d’un côté les Jaunes et de l’autre les Policiers, manière de faire comprendre qu’on sera là pour en découdre. Ordre a été donné par leur chef local (ils n’ont pas de chefs mais en ont quand même) d’arriver en civil et de ne mettre l’uniforme que groupés, lorsque le lieu de rassemblement sera donné.
Je constate qu’ils sont aussi faciles à reconnaître sans qu’avec, rien que leur façon de marcher. Les hommes vont devant. Les femmes, quand il y en a, suivent.
-Dix-huit, compte l’un des deux Policiers debout près de leurs scouteurs au coin du jardin de l’Hôtel de Ville devant qui passe un groupe.
Rentré chez moi, j’apprends par le fil de Paris Normandie qu’ils sont désormais plus difficiles à dénombrer : au moins deux mille si ce n’est trois mille, deux fois plus que la semaine dernière. Un hélicoptère les surveille de haut, qui me pourrit la vie pendant une partie de la matinée. Quand il s’en va, à son vacarme succède celui de l’explosion des pétards. On brûle les poubelles rue du Canuet et la première barricade est érigée près de la bibliothèque Villon. Les Jaunes sont dispersés par le gaz. Ils se répandent dans les rues de l’hypercentre. Les journalistes de la télé d’information continue et leurs gardes du corps (car il faut maintenant des gardes du corps à certains journalistes) sont violemment agressés rue Beauvoisine.
Ces milliers de Jaunes déambulent de rue en rue, sans but, avec pour seules revendications la démission de Macron et la mise en place de leur foutu Ric. Je dois attendre que les affrontements se terminent rue de la République pour me rendre place Saint-Marc afin de boire un café en lisant.
Dans le troquet, échaudé par la dernière fois, on craint l’arrivée de l’armée jaune. L’alerte vient bientôt sous la forme de deux Policiers qui bloquent la circulation au bout de la rue Armand-Carrel. Le cafetier voisin panique et rentre sa terrasse, moqué par celui qui cette fois a pris la précaution de ne pas garer sa moto à proximité. Fausse alerte : les Jaunes prennent la rue Victor-Hugo. Une heure plus tard, la patronne, au téléphone avec un informateur, pousse un cri de soulagement : « Ils sont partis rive gauche ! »
Quand je rentre, l’hélicoptère réapparaît, assourdissant la ville, mais heureusement c’est pour une courte durée, Après que des poubelles ont brûlé devant la Cité Administrative, les Jaunes sont définitivement dispersés. Il en passe une poignée dans ma ruelle, gueulant et courant comme des dératés.
La suite samedi prochain, il n’y a aucune raison que ça s’arrête tant que ces factieux n’auront pas renoncé à leur espoir de renverser le régime pour instaurer un ordre nouveau.
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« En début d’après-midi, la rue de la République est le lieu de fortes tensions entre manifestants et forces de l’ordre. « Ne cassez pas les commerces ! », hurle un « gilet jaune » alors qu’une boutique de vélos est la cible de projectiles. Certains manifestants se chargent d’ailleurs de protéger les vélos exposés à l’extérieur, en aidant le commerçant à les rentrer dans son magasin. Et un autre de répliquer sans se cacher, une grosse pierre à la main : « Mais non ! On est là pour casser du flic ! » » (Paris Normandie)
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« Il fut un temps encore proche où on virait ces énergumènes des manifs », écrit l’une mes connaissances. Il ne parle pas de ceux qui agressent les Policiers. Il commente une photo qu’il a prise dans les rues de Rouen ce samedi. Elle montre deux manifestants couverts de chasubles à la gloire d’un mouvement d’ultra droite du style Action Française.
Personnellement, je trouve que ces deux gus sont parfaitement à leur place. Ces manifestations de Jaunes sont constituées d’une majorité de personnes ayant des idées d’extrême droite. Les égarés, ce sont les gauchistes. Ils y jouent le rôle des idiots utiles, quand ils ne sont pas carrément complices au sein du grand rapprochement.
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L’interviou de l’Insoumis Corbière, Député, dans l’hebdomadaire d’ultra droite Valeurs Actuelles, illustre ce rapprochement de certains rouges avec les bruns.
Pendant ce temps, le pauvre Mélenchon, qui ne sait plus comment exister politiquement, déclare son amour à l’un des chefs des Gilets, le sournois qui a organisé son arrestation afin de pouvoir ensuite la dénoncer. Le Chef des Insoumis se félicite que ce manipulateur ait le même patronyme que le citoyen délateur qui a permis l’arrestation de Louis le Seizième et de sa famille.
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Déposer des bougies en l’honneur des morts dont son action est responsable, comme l’a fait le barbu buté chef des Jaunes avant de se faire volontairement arrêter, c’est fort.
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Son patronyme est aussi celui de la famille qui tenait la grande librairie d’Evreux, sise au coin de la rue Chartraine, face à la Poste et au Café de la Poste, que j’ai beaucoup fréquentée au début des années soixante-dix. La vieille libraire m’avait offert L’Antimilitarisme en France comme ça sans raison un jour (je l’ai déjà raconté).
A-t-on déjà vu un Gilet Jaune avec un livre ? Existe-t-il une bibliothèque dans l’une des cahutes construites en bordure des ronds-points, comme il y en a eu une à Notre-Dame-des-Landes ?
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Ils crient aussi « CRS avec nous » et « Journalistes collabos », beaucoup des premiers votant comme eux, et sans doute presque personne chez les seconds. Pourtant leur mouvement n’aurait jamais existé sans Facebook où l’organiser et BFMTV (Télé Gilets Jaunes) pour le faire prospérer.
 

4 janvier 2019


Ce mercredi, lendemain de Jour de l’An, des sapins ont poussé en une seule nuit dans les rues de Rouen, comme des champignons mais moins frais et donc destinés à la benne. A sept heures cinquante-trois, au lieu du confortable Corail à places réservées prévu, c’est la bétaillère qui entre en gare. Le voyage jusqu’à Paris se déroule néanmoins sans incident, et même avec du chauffage.
A dix heures, j’assiste au lever de rideau du Book-Off de Ledru-Rollin. Comme ailleurs, on s’y échange la bonanée, mais je ne suis jamais inclus dans la transaction. J’y achète, pour son titre et un euro, Délectations moroses de Frédéric Schiffter édité chez Le Dilettante, puis vais voir comment se porte le marché d’Aligre.
Il vivote, pas la moindre tentation côté livres. En haut d’une pile de Charlie Hebdo de la grande époque figure un numéro dont la couverture est signée Wolinski. Sous le titre « Nouveaux cas de divorce », on y voit une femme nue à quatre pattes se faisant grimper par le petit chien de la maison et son mari en larmes déclarer : « Ma femme me trompe avec mon meilleur ami ». Jamais plus on ne revivra une telle période de liberté, me dis-je.
Allant chez Emmaüs, je croise un rat mort sur le trottoir de la rue de Cotte. Un peu plus loin, sur un commerce, une affichette annonce une « fermeture exceptionnelle pour cause de décès ».
Une fois de plus, il me faut convaincre la caissière d’Emmaüs que Cahiers Rouges chez Grasset est une collection de livres de poche.
L’Auberge Flora est sise au numéro quarante-quatre du boulevard Richard-Lenoir. J’y suis invité afin de bien commencer l’année par celle qui me tenait la main et travaille dans le coin. Arrivant par la rue Boulle, je regarde à quel numéro je suis. C’est le trente-deux, devant lequel je suis passé souvent sans lever les yeux jusqu’au-dessus de la porte. J’y découvre une plaque : « Dans cet immeuble est né le 4 juillet 1900 le poète résistant Robert Desnos. Déporté, il mourut le 8 juin 1945 au camp de Terezin. »
Quand j’arrive au quarante-quatre, je constate que c’est au carrefour Richard-Lenoir/Chemin-Vert, l’endroit où il y a presque quatre ans je suis resté longtemps au milieu des secouristes, policiers, journalistes et politiciens, atterré par ce qui venait de se passer dans les locaux de Charlie Hebdo sis dans une des petites rues derrière.
Je l’attends à l’intérieur de l’Auberge Flora où elle arrive à l’heure dite : midi et demi. Pendant un long moment nous y sommes seuls pour déguster la bonne cuisine, boire des bons vins et parler de nos vies respectives, puis s’y installent des voisins guère gênants, c’est l’avantage des endroits un peu chic.
-Il faudra que je prenne en note notre menu sur l’ardoise, lui dis-je quand nous en sommes au café.
-Mais je m’en souviens, me dit-elle.
Effectivement, et je ne sais s’il me faut admirer sa mémoire ou me désoler de la mienne, elle est capable d’énoncer la suite des plats tels qu’ils étaient formulés : tartare de saumon à la coriandre et boulgour, épaule de cochon snackée sur chou rouge sucré, brioche perdue au coulis de caramel glace caramel.
Je propose de lui faire voir le bâtiment où se cachait, mal, l’équipe de Charlie. Nous traversons le boulevard et arrivons rue Nicolas-Appert «  inventeur de la conserve alimentaire ». Face à un théâtre à façade surchargée, le bâtiment blanc est numéroté six, huit et dix. Au six, un artiste de rue a représenté les membres assassinés de l’équipe du journal. Le dessin est accompagné de la fameuse citation de Charb : « Je n’ai pas peur des représailles, je n’ai pas de gosses, pas de femme, pas de voiture, pas de crédit. C’est peut-être un peu pompeux ce que je vais dire, mais je préfère mourir debout que vivre à genoux. » Derrière la vitre de la porte, une affichette : « Citoyen, souviens-toi des personnes tuées ici par le terrorisme islamique. » La plaque officielle est au numéro dix, là où ça s’est passé, en hauteur par crainte de dégradations.
Nous repartons ensemble jusqu’à la Bastille et nous séparons un peu trop vite, la faute à un bus Vingt que je dois prendre et qui arrive.
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Au second Book-Off, je trouve à un euro un nouvel exemplaire de Montrez-moi vos mains d’Alexandre Tharaud que j’achète avec l’intention de l’offrir.
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Le train de dix-sept vingt-trois a vingt-trois minutes de retard au départ, pour cause de « sortie tardive du dépôt des Batignolles », puis il se traîne en chemin. Cela me donne plus de temps qu’il n’en fallait pour terminer la lecture commencée à l’aller des Grandes Largeurs d’Henri Calet publié chez L’Imaginaire/Gallimard.
 

3 janvier 2019


Ecouter Alexandre Tharaud m’est toujours un moment de plaisir. Autrefois, c’était lors de concerts ; parfois, grâce au disque ; cette fois, c’est en lisant son Montrez-moi vos mains publié chez Grasset, un livre qui m’a plu autant par sa forme que par son fond.
J’en tire quelques notes.
La première contenant l’une de ses rares confidences sur sa vie privée :
Adolescent, je humais chaque jour mon Bösendorfer modèle B, auquel j’avais donné le nom du cheval d’Alexandre le Grand, Bucéphale. Je passais des après-midi à l’admirer de l’intérieur, scruter ses entrailles, chaque marteau, chaque corde. Son corps était un trésor. A vingt et un ans j’ai déménagé dans un studio humide et sombre. Bucéphale m’a suivi. En son cœur je glissais alors les faire-part de décès de mes amis morts, pour les faire chanter.
Une autre confidence faîte incidemment en évoquant son appartement actuel, sis en haut d’un immeuble donnant sur le port de l’Arsenal:
Dans ma chambre, sur la cloison de gauche, me surplombe un immense portrait de Barbara. Ses yeux, tels ceux de la Joconde, me suivent en marchant. Barbara ne manque rien, heureusement qu’elle ne parle pas. Il y a de la lumière partout ici, c’est une maison ouverte. M. y vient souvent, cet espace est aussi le sien. Mais je n’imagine pas – plus – vivre à deux.
Sur les obligations mondaines du pianiste de renom qu’il est devenu :
Plus un cocktail est chic, plus il est vulgaire. Le pianiste, lui, reste debout, sans autre voie que subir. Cette femme qui a tous vos disques mais ne peut en citer un seul, cet homme qui vous écrase au mur des questions, sans écouter les réponses. Au fond, personne n’intéresse personne dans un cocktail.
Pianiste de renom qu’il n’a pas toujours été :
J’ai fait mes armes dans une cuisine, celle d’un appartement bourgeois. Je devais avoir seize ou dix-sept ans, un concert privé à l’occasion d’une soirée d’anniversaire chez une actrice connue. Je faisais partie des cadeaux. Une centaine d’invités mangeaient, tandis que j’attendais dans la cuisine, privé de dîner. J’ai patienté cinq heures sur ma chaise.
Un chapitre m’a bien fait sourire, qui concerne la toux récurrente des spectateurs de concert :
Paris en ses théâtres tousse plus qu’aucune ville au monde. Ça racle, ça éructe, le premier quart d’heure d’un concert parisien s’accompagne presque toujours d’un concert parallèle, spatialisé, un dialogue d’expectorations des balcons au parterre, du parterre aux balcons. Suit une description des variétés de toux : la grasse, la franche, la bouche close et le coup de tonnerre. Un troisième concert se greffe occasionnellement, celui des vengeurs de toux. Une milice sévère, impitoyable, dont les Chuttt !, armes fatales, feraient taire dix cours de récréation. Le vengeur de toux prétend rendre au concert son silence, il ne fait qu’ajouter au désordre. Trois programmes peuvent donc se juxtaposer dans ce premier quart d’heure d’un concert parisien : la musique, le déchaînement des toux – couvrant la musique –, les Chuttt ! sévères – couvrant les toux. Sur scène, c’est la paix, dans la salle, la guerre. Suit sa Leçon pour tousseur.
(On devrait faire un tiré à part de ce chapitre et le distribuer à l’entrée de l’Opéra de Rouen où l’on tousse comme des Parisiens.)
Sur l’obligation de prévoir, bien longtemps avant, ce que l’on va jouer :
D’où vient cette œuvre. Elle a atterri là, ce soir, sur la scène. Après une longue route, une vie entière. Le programme choisi trois, quatre années en amont, fallait-il anticiper ce désir de la jouer aujourd’hui, si longtemps à l’avance.
Sur l’entracte :
L’entracte me gêne, entre réalité et vibration du concert, à mi-chemin, à mi-course, ce n’est pas sérieux. (…) Dans ma loge je m’allonge, pratique la technique Alexander, bien connue des comédiens et chanteurs d’opéra. (…) Mes bras deviennent deux blocs de boue, mon ventre un océan vidé de son eau, je nettoie l’intérieur de mon crâne avec une éponge. (…) L’auditeur, lui, sirote son Coca-Cola. La salle et ses foyers brûlent de discussions, les mots coupent la musique, on oublie l’essentiel au lieu de se recueillir. Pourquoi parler. Pourquoi boire. Les entractes s’enivrent de trop de bruits et piétinent l’instant à peine vécu.
Ne craignant pas de se répéter et semblant se contredire :
Bien sûr il y a les mauvaises herbes : des fausses notes, la sécheresse d’une acoustique, une sonnerie de téléphone, la quinte de toux d’un spectateur. Il y a deux concerts dans le concert. Est-ce un problème. Si les bruits nous gênent, c’est que notre bruit intérieur nous gêne.
Et un peu mélancolique pour finir :
Quarante-sept ans, au centre de ma vie, je tombe lentement. Mon son a quarante-sept ans, il contient ma fatigue.
Près de la plage de Trestrignel à Perros-Guirec, derrière la pointe du château, il existe un endroit précis d’où la mer reproduit à l’identique le bruissement des applaudissements.
                                                                *
Montrez-moi vos mains d’Alexandre Tharaud m’a aussi permis de m’instruire :
En France, on se dit Merde. Surtout pas Bonne chance. Merde. Merde pour ce soir. Merde et fais-toi plaisir. Merde, Merde, Merde. Un gros Merde. Il est d’usage de ne pas remercier, sinon la soirée s’annonce catastrophique. (…) Merde, souvenir des calèches qui déposaient les spectateurs devant les théâtres parisiens au XIXe siècle. Plus la salle était pleine, plus le crottin s’accumulait à l’entrée, signe de succès.
Au XVIIIe siècle, le plateau de la Comédie-Française, installé provisoirement dans la salle des machines du Palais des Tuileries, donnait d’un côté sur le château – la cour –, de l’autre sur les jardins. Ce point de repère a traversé les siècles.
 

2 janvier 2019


Le calme règne en ce dernier soir de deux mille dix-huit, pas de fête bruyante dans le voisinage pour nuire à mon endormissement.
Réveillé dans la nuit, je regarde mon radioréveil : minuit onze. Nous voici en deux mille dix-neuf. Toujours pas le moindre bruit de voisinage, pas davantage de fêtards dans la ruelle et aucun claque-son au loin. Le silence de ce centre ville est plus grand que celui de la campagne. Je me rendors et me lève à mon habitude dès six heures moins le quart, bien incapable de deviner à quoi va ressembler la nouvelle année.
Je ne suis sûr que d’une seule chose : que ce soit au plan national, au plan européen ou au plan mondial, l’année qui débute sera pire que celle qui vient de s’achever et que je ne regretterai pas.
Parmi mes pires moments de deux mille dix-huit, la Coupe du Monde de foute qui pendant un mois a fait de l’espace public un lieu à fuir, envahi qu’il était par toutes ces bandes à drapeaux tricolores hurlant La Marseillaise.
Ce sont les mêmes, la haine en plus, qui depuis le dix-sept novembre tiennent les ronds-points. Beaucoup, sous couvert de mouvement social, y travaillent à la prise du pouvoir par une femme à cheveux jaunes (la tante ou la nièce, il y a le choix). D’autres participent à cette opération politique sans s’en rendre compte.
Qu’ils réussissent ou non, la France à venir a tout pour me désoler. De même que l’Europe telle qu’elle est déjà, et pour cette dernière cela s’aggravera le vingt-six mai prochain.
 

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