Le Journal de Michel Perdrial

Le Journal de Michel Perdrial




Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

12 octobre 2025


L’habitué en chef s’ennuie ce samedi matin au Quay des Brunes. Nous ne sommes que deux clients. Lisa n’est pas là et la patronne n’est pas bavarde. Je redoute qu’il tente d’engager la conversation avec moi. Je comprends mal ce qu’il dit à cause de son accent.
Dès que le jour se lève, je marche vers le Portrieux le long des barrières blanches. Ces barrières blanches sont l’emblème de la station balnéaire. Elles datent des années Vingt, comme la piscine d’eau de mer et le cinéma théâtre Arletty. Tout cela est dû à un maire bâtisseur, Alfred Delpierre. J’avance face à un petit vent dont le défaut est d’être frisquet.
Cela ne m’interdit pas la terrasse du Poisson Rouge. Dans le port tintent les mâts des voiliers. Je m’attends à voir débouler un troupeau de moutons à clarines. Le café bu, je retrouve la correspondance de Paul-Jean Toulet et Emile Henriot. Toulet à Henriot : Peut-être savez-vous encore votre grammaire, et qu’on évacue un lieu, non une personne. Il ne vous reste qu’à dire « faire confiance », « ruée », « H.P. » pour chevaux-vapeur et l’affreux « emprise » pour main-mise.
Peu de travailleurs le samedi aux Plaisanciers mais des locaux qui viennent chaque semaine et des familles du coin. Après le buffet d’entrées, je prends le stèque frites sans sa sauce et un creumebeule.
Le vent de nordet (comme on dit ici) est toujours présent lorsque je sors dans le Port. Je vais droit à L’Ecume, la petite table en coin devant le mur repeint par la serveuse qui n’est point là. La bande-son est celle des succès féminins des années Quatre-Vingt. Un café et Toulet Henriot. De ce dernier à Toulet : J’ai vu ce matin chez un garçon qui revient de l’Indochine, des images chinoises fort belles représentant des gens qui s’entre-baisent. Au comptoir, on parle politique. « Bon il est revenu au pouvoir le cocu. Lecornu. » « Ça existe dans le privé ça ? » On parle aussi des restaurateurs qui se sont fait gauler à la pêche clandestine. C’était la pleine lune. Les flics en ont profité. D’abord ils ont été alertés quand ils ont vu autant de voitures garées à trois heures du matin à Martin Plage, et après ils ont vu les frontales. Le Bouquins Laffont des œuvres complètes de Paul-Jean Toulet se termine par sa traduction du Grand Dieu Pan d’Arthur Machen, que je n’ai pas envie de lire.

11 octobre 2025


Le marché du bourg s’installe doucement ce vendredi quand je rejoins le Quay des Brunes. Un travailleur a des soucis, le car BreizhGo ne passe pas. Un autre lui propose de l’emmener.
Je n’ai besoin que de mes pieds pour rejoindre Tréveneuc, sa grève et sa Chapelle Saint-Marc, par le Géherre direction Paimpol que l’on trouve à droite après le Kasino. C’est d’abord la Pointe de l’Isnain, occupée par une bien belle propriété privée, puis la Grève de l’Isnain, un détour par la route en raison de l’effondrement du sentier, la Grève de Fonteny, quelques jolis points de vue sur le large, des pointes au bout desquelles parfois un pêcheur est en équilibre sur les rochers arrivé là je ne sais comment.
Le but est proche lorsque j’aperçois quatre petits bateaux blancs au mouillage et l’île arrondie dont je ne sais pas le nom. Le chemin s’élargit. Il mène à la route qui aboutit à la Chapelle, fermée évidemment. J’ai une pensée pour la jeune Julie Manet, quatorze ans, qui eut la chance d’y entrer. Au-dessus de la grève, ce sont les Viviers de Saint-Marc, vente directe et restaurant, mais pour celui-ci la réouverture est en avril deux mille vingt-six.
Assis sur un banc face à la mer, je récupère. Puis je prends le sentier dans l’autre sens, un sentier étroit pour deux pieds seulement. Il vaut mieux le parcourir hors saison. Un marcheur croisé à l’aller, une coureuse et un marcheur au retour. Je ne me lasse pas de la beauté de cette côte découpée mais je suis content quand j’aperçois le Sémaphore sur sa pointe, puis l’église au centre de Saint-Quay. Il est onze heures quand je m’installe à l’une des deux tables hautes de la terrasse du Café de la Plage où je réserve une table d’intérieur pour midi.
Le ciel est gris, il fait frais, je retrouve Toulet en correspondance avec Debussy. De ce dernier, le vingt mai mil neuf cent dix-sept : Si la guerre n’a pas pu m’atteindre physiquement elle m’a démoli moralement : je me suis perdu et mes moyens ne me permettent pas d’offrir une récompense honnête à qui me retrouvera. Moins d’un an plus tard, il meurt. Avant midi, un intrépide se jette du haut du plongeoir dans la piscine d’eau de mer qui vient de réapparaître.
Le menu du Café de la Plage affiche houmous maison pain pita, faux filet charolais, mac and cheese sauce chimichurri, dôme chocolat combawa. C’est toujours bon au Café de la Plage et je suis content de retrouver au service la jolie petite brune que je n’avais pas oubliée.
Il fait presque froid quand je ressors. Aussi, après être allé chercher à l’Office du Tourisme les horaires des marées dont j’ai besoin pour faire le tour de la Comtesse, je retourne à l’intérieur du Café de la Plage pour le café. Celui-ci bu, je reprends Toulet, ses lettres à Francis Carco. Cher Monsieur, en attendant que ce valet m’apporte de l’encre, je vous écris au crayon et au galop. Puis celles à Henri de Régnier. Mon cher ami, l’insomnie, l’aphasie, l’aboulie, et autres fées qui me ravagent le cerveau depuis quelque temps, ne me laissent guère en état d’écrire. Puis des lettres de Paul-Jean Toulet et d’Emile Henriot. Toulet à Henriot : Cher ami. Merci des choses délicates et autres mensonges que vous m’avez jonchés dessus.

10 octobre 2025


Encore une nuit sans voisinage dans mon logement provisoire de la Villa Les Marronniers dont la porte d’entrée est toujours ouverte. « Je ne la ferme jamais », m’a dit mon logeur et je fais comme lui. Avec ses maisons et ses appartements vides, Saint-Quay risque les squatteurs et les cambrioleurs. L’éclairage public éteint leur faciliterait l’ouvrage. Ils doivent être occupés ailleurs.
Au Quay des Brunes, Lisa n’est pas là. L’ambiance s’en ressent. « Qu’est-ce qu’il y a en couverture de Ouest France ? « demande l’habitué en chef. « Lecornu » « Lecornu, le corniaud ».
Ce jeudi matin, quand je longe la mer, elle est si haute que seule la partie supérieure du plongeoir de la piscine d’eau de mer émerge. Il reste peu de l’Ile Harbour et de celle de la Comtesse dont la plage a disparu. Un qui ne risque pas d’être atteint par la mer, c’est le Château de Calan ou Villa Kermor ou la turquerie, comme l’appelle l’ami d’Orléans (et moi-même à sa suite).
Cette construction fut lancée par le comte de Calan en mil huit cent quatre-vingt, dans le style oriental, et poursuivie par le deuxième propriétaire, dans le style mauresque en vogue après l’Exposition Universelle de mil neuf cent. La décoration intérieure a été en partie confiée au mosaïste Odorico. A ses pieds, le fonctionnel hôtel de mil neuf cent quatre-vingt, en béton, quatre étoiles, nommé Ker Moor. Le bulbe de la terrasse de la turquerie, que je vois de mon logis Air Bibi, sert de réservoir d’eau. Le bâtiment possède une cinquantaine de fenêtres à jambages et arcs en plein-cintre entourées de briques rouges. J’aimerais voir le dedans mais propriété privée, défense d’entrer.
Le soleil est là quand je m’assois à la terrasse du Poisson Rouge pour un café Toulet. C’est si fatiguant de penser : le soleil et la mer m’en ont dégoûté entièrement. (…)  La dernière fois que je la vis, elle était aussi belle que les choses qu’on regarde avec la mémoire. C’est la fin des lettres à Madame Bulteau. Le ciel devenu gris, je passe aux lettres de Paul-Jean Toulet et de Claude Debussy.
Vers onze heures, la fraîcheur tombe et m’oblige à me lever. Je réserve aux Plaisanciers et fait le tour du Port du Portrieux, d’où partaient autrefois ceux qui faisaient le Grand Métier, vers Terre-Neuve ou l’Islande.
Le buffet d’entrées, un sauté de canard à l’orange avec écrasé de pommes de terre, une mousse au chocolat chez Les Plaisanciers et me voici, le soleil revenu, à la terrasse de L’Ecume pour le café lecture. De temps en temps passent des porteurs d’épuisettes. La mer est basse et fort éloignée. Le vendredi vingt-huit août mil neuf cent trois, Claude Debussy sermonne Paul-Jean Toulet : Cher ami, si la condition d’amis n’interdisait pas toutes discussions pénibles, je vous aurais dit depuis longtemps combien je regrettais vos relations avec l’opium…, puis le vingt-sept août mil neuf cent sept, il se plaint du Grand Hôtel de Pourville par Dieppe : Naturellement, cet endroit est odieux, et si les gens n’y sont pas plus ridicules qu’ailleurs, on les voit davantage – ça n’est pas une compensation. Ajoutez à cela, un hôtel où le « confort moderne » est représenté par un manque absolu d’eau chaude et une nourriture sans agrément.
Remonté sur le chemin de ronde, je retrouve mon banc observatoire au-dessus de la plage de la Comtesse réapparue. Elle est le terrain de jeux des porteurs d’épuisettes. Il y a aussi un homme qui arpente le sable avec un détecteur de métaux, creusant parfois avec une pelle et étant déçu par ce qu’il découvre. C’est comme chercher des ministres dans un lot de politiciens, on en trouve mais qui ne valent pas grand-chose.
                                                                   *
Si l’île de la Comtesse a été habitée par une comtesse, l’île Harbour aurait dû être habitée par un comte (attention, jeu de mot laid). Autre jeu de mot laid, de Toulet à Debussy : Mais cet hiver exécrable m’avait plongé dans une aboulie qui n’était pas pour les chats.

9 octobre 2025


Sur le conseil de Lisa, la serveuse du Quay des Brunes, j’achète mon pain au chocolat à la boulangerie de l’église où il est artisanal. Aucune discussion, il est meilleur que celui des trois autres pour dix centimes de plus.
Ce mercredi, je vais revoir Paimpol et pour ce faire, j’attends le car BreizhGo Deux Cent Un de neuf heures onze à l’arrêt Casino. Il arrive à la Gare Ferroviaire vers dix heures d’où je marche jusqu’au Port, bien beau au soleil.
De là, je rejoins le Géherre afin de faire une nouvelle fois la balade de la Pointe de Guilben (six kilomètres aller et retour). A ma gauche, sur la pointe d’en face, la tour de Kerroc’h et l’église de Ploubazlanec. Le sentier est plus rude que dans mon souvenir. Il comporte vers la fin une montée que je ne me vois pas redescendre.
Je suis heureux d’arriver au bout, de retrouver les beaux arbres sous lesquels bivouaquait cette fille avec qui j’avais passé la journée et qui m’a sans doute oublié. Pour revenir, je prends une petite route jusqu’à ce que je trouve un sentier de traverse pas trop pentu qui me ramène sur le Géherre à un endroit non risqué. Sur ce chemin du retour, face à moi, un couple se rapproche, suivi d’un chien non attaché. L’animal, en m’apercevant fait demi-tour. Il se sauve en aboyant de trouille. Ses maîtres (comme on dit) l’appellent : « Marcel, Marcel, viens ici ! » Je continue à avancer. Marcel fuit de plus en plus loin. L’homme est obligé de lui courir après et de l’attacher. « Il n’est pas bien obéissant, Marcel », lui dis-je perfidement lorsque nous nous croisons à nouveau. Un peu plus loin, j’assiste à la sortie à la queue leu leu des bateaux des ostréiculteurs (ou conchyliculteurs).
Il est midi moins le quart lorsque j’atteins le Port dont le tour a été refait. En partie au profit des voitures désormais garées là où étaient des terrasses de bord d’eau. Deux restaurants ouverts ont encore la vue sur les bateaux : L’Islandais et Chez Tonton Guy. On n’y accueille pas avant midi. Des couples rôdent autour tandis que j’attends assis sur un banc près du Carrousel. Je me souviens avoir mangé au premier après avoir été mal reçu au second.
A midi pile, je suis à la table de bord de terrasse de L’Islandais : tartare de betteraves haddock, « rougaille » saucisses, tarte citron meringuée (vingt euros le tout). C’est très bon, surtout le dessert, ce qui n’est pas courant.
C’est à l’intérieur de L’Epoque que je prends le café (un euro soixante-dix) puis ouvre Toulet, toujours en correspondance avec Madame Bulteau, qu’il appelle Toche. J’avais autre chose à vous dire, mais je ne me rappelle pas. 
La carte Esse Dé que j’ai achetée à la Fnaque de Saint-Brieuc ne voulant pas fonctionner, m’indiquant « Fichier en lecture seule » bien que le bitoniot soit à sa place en haut, je la montre au photographe de la rue Georges-Brassens, homme serviable qui cherche en vain à la formater avant que je lui suggère d’en mettre une à lui dans mon appareil. Il se passe la même chose, c’est l’appareil qui est défectueux. « La réparation coûterait plus cher qu’un neuf », me dit-il. Je le remercie et rejoins la Gare face à laquelle je m’installe à la terrasse ensoleillée du Bar Tabac de la Gare pour attendre le seize heures cinq du retour. J’y bois un nouveau café (un euro trente) que j’accompagne d’un pain au chocolat acheté au Fournil du Martray. Il est conforme à ceux d’autrefois, un des meilleurs que je connaisse.

8 octobre 2025


Une lune toute ronde éclaire mon logis temporaire quand je me réveille à cinq heures ce mardi. C’est le seul éclairage public. Sans elle, Saint-Quay serait plongée dans le noir. Les lampadaires s’allument à six heures.
Pas un nuage. Il fait bien frais quand je descends, mes deux crêpes à la main, jusqu’au Quay des Brunes. J’arrive un peu après l’ouverture. Deux habitués m’ont précédé. L’un raconte qu’il a été malade avec les moules d’Intermarché. « Il faut pas manger la moule de n’importe qui », commente l’époustouflante Lisa. Le nouvel habitué en chef porte mon prénom, chasseur, pêcheur, un accent qui me le rend difficile à comprendre. Il me serre la main comme à tout le monde.
Qui dit pleine lune dit grandes marées. Elle est haute ce matin. Pas question de faire le tour de la Comtesse à pied. Après mon parcours Plage du Casino Port du Portrieux, je poursuis jusqu’à atteindre le Parc Départemental de Port-ès-Leu, par le Pôle Nautique du Sud Goëlo. En bas, sur la mer, de la marmaille pagaie en piaillant dans des kayaks surveillés par des canots à moteur. « Faisez gaffe », crie l’un des moutards.
Je suis ici dans la commune d’Etables-sur-Mer Binic. Ce parc est doté de fort beaux arbres. Il mène à la Plage du Moulin et donne vue sur la côte découpée. Assis sur un rondin, je note cela. Il est dix heures. Je retourne au Portrieux, réserve une table pour midi à La Marine puis m’assois à une table au soleil du Poisson Rouge, un café et Toulet. Mes idées se chevauchent, telle, dans un grenier de campagne, une boîte à violon surmonte une de ces « malles de bonne » où il y a du poil dessus.
A la table voisine, cinq quadragénaires boivent des perroquets (c’est vert et on met de l’eau dedans). Ça aurait pu s’appeler des jeunes filles vertes si Toulet n’était pas oublié. Il fait toujours aussi bleu lorsque j’opère une translation jusqu’à La Marine.
Dans le menu du jour de cette mangerie, j’opte pour les rillettes de poisson et le filet de dorade pasta et légumes. Au dessert, le choix est entre la poire pochée qui me rappelle mon père et le saint-nectaire qui me rappelle celle de Chamalières qui me tenait la main. Mon choix est vite fait. Je me souviens des énormes saint-nectaires artisanaux qu’elle apportait. Je ne mange plus jamais de ce fromage alors que c’est mon préféré. Celui de la Marine est accompagné de cerneaux de noix et d’une petite salade.
Vers treize heures, je traverse Saint-Quay par le dedans. Pas de table libre en terrasse au Café de la Plage. On y mange, et puis ce sera à l’ombre. Aussi, je reprends la lecture de Toulet au Quay des Brunes où l’on a vue sur rien, mais le soleil assuré. J’en suis maintenant aux lettres à Madame Bulteau. Un peu d’animation à quinze heures avec la sortie du Collège Stella Maris, un collège catholique, comme il se doit en Bretagne. Le public s’appelle Camille Claudel et est dans les terres. Une administratrice de cet établissement scolaire privé prend un café. Elle raconte que dimanche, il a été vandalisé. Ils ont vidé les extincteurs. Il m’est bien prouvé maintenant, Madame, que vous m’écrivez à seule fin de me faire bouillir d’indignation. Quatre collégiennes, assise par terre, rient bruyamment. « C’est des gosses, insouciantes », commente un vieux de la table à côté.
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Chaque soir, chaque matin, je mets en marche mon ordinateur sans obtenir autre chose qu’un écran noir.

7 octobre 2025


On bouge tôt au Fournil de Saint-Quay, de la lumière à deux heures trente, des employés à moto qui arrivent vers trois heures trente. Ce n’est pas le bruit qui me l’apprend mais un coup d’œil jeté par la fenêtre quand je me lève pour aller aux toilettes. Etre boulanger, c’est d’abord être courageux. Le Fournil de Saint-Quay, le Fournil du Port, le Fournil du Casino, c’est la même maison. Il y a aussi une quatrième boulangerie près de l’église où, apprends-je de Lisa, la serveuse du Quay des Brunes, c’est meilleur car pas surgelé. J’essaierai.
Le temps est gris, ça devrait s’améliorer. Le Poisson Rouge frétille comme un lundi. Des commerçants se souhaitent bon courage après leur café, eux qui ne fichent pas grand-chose. Etre assis derrière son comptoir, réceptionner des robes à dix euros, les mettre sur un portant, et les vendre quarante euros, c’est tout ce qu’ils font. J’attaque la correspondance de Paul-Jean Toulet avec un ami nommé Philipon. Entre avril et mai mil neuf cent dix-huit : J’ai eu très peu de nouveautés depuis que je suis malade et que j’ai quitté Paris en 1912, les pieds fort mal orientés.
Les miens me conduisent au Marché du Portrieux, mignonnet et cher, dont je fais le tour sans achat. Ils me portent ensuite aux Plaisanciers dans le Port d’Armor. C’est la réouverture après des vacances. Je réserve une table pour midi puis je vais me poser sur un banc abrité du vent face au Port du Portrieux, regarde passer qui va au marché et qui en revient, tout en poursuivant la lecture de la correspondance de Toulet avec son lecteur, Philipon, devenu son ami à distance.
Vers midi moins le quart, j’assiste à un départ groupé des bateaux de pêche pour la coquille avec à bord d’autres courageux. Jamais vu ça, un de ces bruits dans le port. J’entre aux Plaisanciers où je retrouve le buffet d’entrées inchangé avec ses bulots, ses crevettes, ses asperges, ses rillettes, ses quiches et tout le reste. Les mêmes serveuses, sympathiques et courageuses, sont là. Un qui n’est plus là, c’est le vieux qui avait le droit de manger avant l’heure et qu’on devait aider à remettre son manteau. Il déjeunait ici tous les jours, mort à n’en pas douter, ou quasiment. Le plat du jour est moyen, le dessert ça va, seize euros cinquante le tout.
Pour le café, comme il fait toujours gris, j’opte pour l’intérieur de L’Ecume où je trouve la serveuse en train de peindre le mur du fond. « Je suis désolée, me dit-elle, j’ai enlevé votre table. » « Je suis vexé », lui réponds-je m’asseyant ailleurs. A la télé, c’est la démission de Lecornu et de son gouvernement. Ça m’intéresse pas les quelques clients présents. Quand même, l’un à un autre : « Tu veux pas être Premier Ministre, toi qui sais pas quoi faire ? » Toute cette racaille me fera mourir, déclare Toulet. Il parle des bouquinistes. Plus loin, il termine une lettre ainsi : Je suis éreinté, souffrant, les pieds enflés et votre ami.
Les miens vont toujours bien. Quand à quatorze heures le soleil apparaît, je vais m’asseoir sur un banc bleu au-dessus de la plage de la Comtesse. La mer est retirée loin. Certains pêchent avec leurs pieds et le matériel adéquat. Une classe fait de même dans les rochers. Peu après quinze heures, c’est le défilé des bateaux de pêche regagnant le Port, que trois femmes du lieu observent derrière moi. « Y a les coquilles qui arrivent, ils ont le droit à combien de temps ? » « Une heure. » C’est le moment où se rassemblent les élèves pêcheurs à pied. Assis sur le sable, ils colloquent sur leur récolte.

6 octobre 2025


Après la tempête, voici le triathlon. Des interdictions de stationner et des barrières. Pas de cars BreizhGo. Heureusement, je n’ai plus besoin d’aller à Binic le dimanche, Saint-Quay vivant tous les jours. Malgré le grand nombre de maisons inoccupées, tout est ouvert côté boulangeries, cafés et restaurants. A huit heures, en ce qui concerne le Quay des Brunes où sont attablés des pêcheurs et l’huîtrier du dimanche.
Deux kilomètres, c’est la distance entre la plage du Casino et Port d’Armor par le Géherre Trente-Quatre, que je parcours toujours avec le même plaisir. La mer est chaque jour renouvelée. Ce matin plus agitée qu’hier durant le gros vent. Pendant que le soleil se lève à l’est, une portion d’arc-en-ciel se fait voir à l’ouest.
Le dernier escalier descendu, je vois que le Poisson Rouge est fermé. Il est fluctuant dans sa sortie du bocal. Je m’assois face au Port du Portrieux, le port d’échouage. C’est marée haute, ça flotte. Parmi tous les bateaux blancs, un vert, un rose, un jaune, un bleu.
Comme je me refroidis, je décide d’aller au bout de la pince inférieure de Port d’Armor (l’autre est réservée aux professionnels de la pêche), une digue à circulation automobile, mais le dimanche matin, peu de mouvement. Sur ma droite, le port d’échouage. Sur ma gauche, le port de plaisance et le port de pêche.
Au retour, L’Ecume m’accueille à sa terrasse ensoleillée. Le dommage est la vue sur les voitures garées. « Les gens heureux lisent et boivent du café », lis-je sur le mur de la véranda avant de quitter le lieu. Le titre du premier roman d'Agnès Martin-Lugand, qui habitait Rouen à cette époque, a fait florès (comme on dit).
Par l’intérieur du bourg, je rejoins la boulangerie d’en bas de chez moi et achète un suédois au thon et un gâteau à la rhubarbe pour six euros quatre-vingt-dix. Je continue jusqu’au Quay des Brunes qui, sans l’afficher, maintient l’entente avec l’huîtrier du dimanche pour une formule six huîtres et un verre de muscadet à dix euros. A peine ai-je terminé qu’une drache me chasse de la terrasse.
Une sono épouvantable rend les abords de la plage du Casino insupportables. Ça nage, ça court, ça pédale, ça tient à le faire savoir. Je fuis par l’intérieur et rejoins le bord de mer par la rue de la Comtesse. Un banc jaune que j’essuie me permet de manger mon suédois en pensant aux amis de Stockholm puis mon petit gâteau. Des promeneurs du dimanche me demandent des conseils pour rejoindre le Kasino et ne les suivent pas. Passent une putain de famille « On saute pas ! On saute pas ! » « On avait dit de pas sauter ! » et quelques triathlètes à l’entraînement.
Avant une nouvelle averse, je rejoins L’Ecume afin d’y jouer le rôle qui est le mien à la petite table du coin. Celui d’un gens heureux. Le soleil est revenu. Je termine Ravel, l’évocation des dix dernières années de la vie du compositeur par Jean Echenoz. Dommage qu’il n’ait pas appris en lisant Paul Léautaud qu’on ne commence pas une phrase par Mais. Un unique extrait : Reste la possibilité d’aller faire un tour dans le jardin qui est un espace à trois côtés, herbu, pentu, bombé comme un triangle de fille.
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Port d’Armor, la grosse pince comme je l’appelle, a été construit en mil neuf cent quatre-vingt-dix et inauguré par le Tabarly. C’est énorme, démesuré par rapport à l’environnement. J’aurais été contre un tel projet. J’aurais eu tort car, d’une part, il fait maintenant partie du charme de Saint-Quay, d’autre part, il a permis la poursuite de la pêche professionnelle et l’installation de grosses brasseries à prix raisonnable.

5 octobre 2025


On l’entend bien souffler le vent en haut de la Villa Les Marronniers. C’est la tempête anglaise Amy qui nous frôle, accompagnée de pluie. Cela ne m’empêche pas de dormir.
Une très jolie vendeuse à la natte bien faite me vend un pain au chocolat à la boulangerie d’en-dessous, sans doute une étudiante engagée pour les ouiquennedes. Je le mange au Quay des Brunes où l’exubérante Lisa est absente. Quatre gars d’ici animent l’endroit avec leur accent pittoresque. En arrivant l’un me sert la main. « J’ai dit bonjour à l’un, je dis bonjour à l’autre. » « Demain, on va au cochon, on a les caméras, on les voit, ils sont douze. » (Comprendre : à la chasse au sanglier).
Le temps est bien meilleur qu’attendu quand je sors. Amy a tracé sa route et un magnifique ciel bleu m’invite à ma coutumière marche du sentier du littoral dont le terme est la terrasse du Poisson Rouge. Par crainte de la pluie, j’ai laissé Paul-Jean Toulet à la maison et emporté Ravel de Jean Echenoz, trouvé dans la boîte à livres de Binic, qui entre dans ma poche. Avec Echenoz, au moins on est sûr que c’est bien écrit.
Evidemment, le beau temps ne dure pas. Un gros nuage noir venu du côté terre se vide soudain. Et puis ça passe de nouveau au ciel bleu, ce qui me permet d’aller faire un tour au bout du Port du Portrieux.
Je déjeune dans le Port d’Armor, cette fois au Victoria, qui a un menu du jour le samedi : croque raclette, travers de porc breton au curry et tarte aux pommes (vingt et un euro quatre-vingt-dix). Je suis à une table en hauteur avec vue sur le port de pêche. A ma gauche, le seul jeune couple de toute la salle, qui n’aime pas la petite verrine de bienvenue thon avocat et commande des pizzas. Lui en mange la moitié, elle à peine un quart, le restant sera pour des boîtes à emporter. A un moment, elle pique la petite lampe de la table d’à côté pour l’allumer sur la leur. C’est romantique.
Il souffle à nouveau un fort vent quand je vais à L’Ecume pour boire le café. Un vieux couple qui était déjà là hier fait de même. Le serveur ne cache pas qu’il s’ennuie.
Amy n’a pas dit son dernier mot. C’est face aux bourrasques que je rejoins la Villa des Marronniers. Avec tout ça (comme on dit), n’arrivant pas à me connecter à Effe Bé avec mon téléphone, je ne sais pas où en est Marie-Jo dans ses 10 000 km à pied. Elle était à Lannion quand je suis arrivé à Saint-Quay. Elle doit être loin maintenant. Nos chemins ne se seront pas croisés.

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